La Brigade de l’oeil de Guillaume Guéraud

Paru en 2007 une première fois puis réédité cette année dans la collection epik du Rouergue Jeunesse, La Brigade de l’oeil a fait peau neuve avec une nouvelle couverture du génial et inimitable Patrick Conan : puisse t-il illustrer leurs romans à jamais afin d’enrichir ma bibliothèque de si jolies illustrations. De cet auteur pourtant prolifique, je n’avais lu que Vorace il y a deux ans, je disais déjà ceci sur l’écriture « vindicative, tantôt simple, tantôt brute, tantôt douce et voluptueuse, en dent de scie, en comme je les aime : vivante. » et je le réitère pour celui-ci.

Mon résumé

2037, Rush Island, 20 ans après que la loi Bradbury ait été votée, interdisant toutes images sur l’ensemble du territoire. Plus de photographies, plus de films, plus de dessins, le septième art s’est envolée, les cinémathèques, cinémas, expositions ont disparu. Seul compte le texte. Le texte si facilement manipulable, si mensonger. C’est dans cette société que vit Kao, un citoyen de la génération pure selon Harmony, la dictatrice au pouvoir. La première génération à ne jamais avoir connu l’abrutissement des écrans, la perversité du cinéma, la violence des images. Tel est son discours. Telle n’est pas la réalité.

Car sous le manteau, les images courent toujours, et ce ne sont ni les plus jolies, ni les plus paisibles, pornographies, sangs, meurtres, elles s’échangent contre des informations, des souvenirs, parfois contre une pellicule abimée, un Charlie Chaplin sur film. Elles sont toutes issues de la Résistance, qui collecte, en contant danger de mort, les dernières images de Rush Island.

Parce que si tu te fais prendre, tu n’es ni roué de coups, ni envoyé en prison, ni exécuté. Non. On fait appel à la Brigade de l’Oeil et celle-ci te crame les yeux, avant de te renvoyer chez toi, aveugle. C’est dans celle-ci que navigue le Capitaine Falk. Falk qui dessine au fusain. Falk qui a brûlé les images de sa femme.

Mon avis

Quel roman, mais quel roman ! Court, incisif, particulièrement critique, oscillant sans cesse entre la conscience profonde que l’image peut être mauvaise, pervertir, mentir, mais qu’elle est aussi essentielle à notre société qu’à notre imaginaire. Un hommage au 7e art comme on en voit rarement, aussi bien dans le texte, que dans l’écriture, empruntant la douleur des images aux reportages télévisés et la tendresse des amours au premier regard des comédies romantiques. Le tout, avec ce langage cru, ces gestes durs, ces scènes en clair obscur du cinéma noir.

« Elle sourit – le sillon au dessus des lèvres se courba et Kao faillit se faire happer le coeur. Un large éclair fendit les nuages et se tordit selon des angles plus aigus que des flèches et se morcela en une infinité de branches. Des milliers de fragments dans l’air, et autant sous le crâne de Kao ».

Dans cette société que l’on devine pacifiée, dixit le ralentissement des meurtres et l’ennui de la Brigade criminelle, Guillaume Guéraud nous ouvre les yeux sur un envers du décor beaucoup plus sombre, des coulisses cauchemardesques et violentes. Ainsi le roman s’ouvre avec La Brigade de l’oeil, le Capitaine Falk et ses compatriotes Strummer, jeune, colérique et impulsif, qui cramerait bien les yeux de tout le monde si son capitaine ne lui rappelait pas constamment la loi Bradbury que non, une moquerie, c’est pas suffisant pour devenir aveugle ; et enfin Kaneshiro. Ce dernier est un personnage assez effacé de cette brigade, étrangement plus « doux » que les deux autres. C’est lui, qui, par exemple, passera une boite de peinture et de fusain à son chef en sachant que cela lui faisait du bien. Lui qui le sauva du gouffre dans lequel il était plongé et lui redonna envie de faire quelque chose si ce n’est de vivre. C’est étrange, parce qu’il symbolise une amitié presque fraternel, d’une certaine façon touchante, alors que je n’avais pas envie d’être touchée par lui, ni par Falk d’ailleurs. Et pourtant… Non, Guillaume Guéraud est très fort, nous faisons voir le pire et les tourments chez un homme ravagé par un drame, un vétéran de la Brigade criminelle qui en a trop vu et qui préfère se brûler les yeux plutôt que les ouvrir.

C’est lorsqu’ils interviennent auprès d’un homme que nous faisons la connaissance de Kao, fils d’un homme ayant voulu s’échapper de l’île et ayant été exécuté, petit fils d’un projectionniste ayant été fusillé sur une colline si haute que la vue en est magnifique depuis le sommet. Des drames sous la beauté, des meurtres sous la paix. Kao a quinze ans, il a en tête des scènes entières de films que lui a raconté sa mère mais il n’en a jamais vu. Par contre il a remarqué Emma, la pointe de ses cheveux noirs, le pli sur sa lèvre. Emma qui va à la Grande Bibliothèque, a un nom de personnage romanesque, ne semble pas sortir des sentiers battus. Et qui, pourtant, sort du cadre. Irrévocablement. Chancèle et vomit devant cet homme dont on brûle les yeux. Emma, qui joue du théâtre aux Tréteaux.

« Le cinéma est plutôt comme une bataille. Contre mille ennemis différents et contradictoires. Contre l’ennui. Contre la frénésie. Contre le quotidien désenchanté. Contre les lendemains qui chantent. Contre les bourrasques qui avalent nos cauchemars. Contre les usines qui broient nos rêves. Contre les laisses invisibles qui nous étranglent. Contre les habitudes qui nous ferment les yeux. Et dans cette bataille, Nuit et brouillard, avec son texte et ses images implacables, lutte aux avant-postes. Contre l’oubli. Contre les monstres du passé. Contre l’effacement des crimes effroyables de l’Histoire. Nuit et brouillard lutte contre tout cela. Et prouve que le cinéma peut abriter le temps. »

On ne va pas se mentir, c’est violent. Morbide. Gore parfois. Je n’avais encore jamais lu la description de yeux en train de se faire cramer. Mais c’est aussi immense, surprenant, plein de poésie douloureuse, abrupte. Il y a des fulgurances, des moments qui m’ont fait frissonner. On reprend des codes bien connus des dystopies, une révolution en marche, de la brutalité crasse ; mais on y ajoute autre chose. De l’espoir, du chaos, un hommage, des personnages torturés, par si manichéens, où les gentils sont parfois violents, et les méchants surprennent par leurs fêlures.

Grandiose.

En résumé

La Brigade de l’oeil est un coup de coeur. La fin m’a laissée abasourdie, je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite, mais en écrivant cette chronique, comment en douter ? Un roman court, incisif, violent, aux images fortes et choquantes, qui rend hommage avec brio au 7e art, que ce soit au cinéma noir, aux comédies burlesques, aux Temps Modernes de Chaplin, à la comédie romantique. Tout en conduisant un scénario classique, une dystopie, une résistance, de la bêtise humaine ; Guillaume Guéraud offre des virages étonnants, des fêlures chez les pourritures, de la tendresse chez les résistants, un amour, étincelant. Et une fin, comme un coup de massue.

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