Rêveur Zéro d’Elisa Beiram

Parmi les maisons d’édition qui me semblent importantes dans le paysage de la littérature de l’imaginaire, les éditions L’Atalante font figure de proue. Pour leurs choix éditoriaux, pour leurs auteurs toujours très intéressants, pour leurs histoires flirtant avec les frontières entre les genres, et pour toujours nous régaler de petits OVNIS littéraires, en tête desquels : Vita Nostra et Kra. Celui-ci ne fait pas exception, trouvant un écho troublant dans notre actualité sanitaire, politique et technophile.

Résumé éditeur

Les deux têtes du Golden Gate émergent de leur nuage de brume, derrière la colline. Si seulement j’arrivais à rejoindre la ville, je serais en sécurité. N’y a t-il rien à faire qu’à subir le courroux de ce grand marshmallow ? Mon bolide est éjecté hors de la scène. Il s’élève quelques instants, volette, volette, mais sa masse l’emporte sur les rêves et il est rappelé vers les flots, où se déversent les débordements rosâtres de la bête élastique. De plein fouet, je percute la surface. Le rideau tombe dans une gerbe d’éclaboussures, sous les applaudissements de la pluie mauve.

Dans un futur proche, une épidémie de rêves. Ils se matérialisent dans la réalité. Leurs manifestations peuvent être badines, terrifiantes ou simplement ridicules. Mais les pires d’entre elles provoquent de réels dégâts. Face à leur multiplication, l’ensemble de la société est mise à l’épreuve.

Mon avis

Lorsque j’ai demandé ce roman en service de presse à la community manager des éditions l’Atalante, je lui avais aussi demandé quelque chose de différent de Kra de John Crowley, parce que j’avais mis un temps infini à le lire. Sa réponse avait été assez laconique me disant que c’était « assez différent ». Pourtant, à bien y réfléchir, Kra et Rêveur Zéro se ressemblent curieusement dans ce qu’ils ont d’étrange, de lent, et d’onirique. Qu’à cela ne tienne, le pitch ne pouvait que me parler, moi qui note, depuis toujours, les rêves les plus bizarres qui me traversent. De la présence discordante d’une bouée crocodile dans un champ de paille, de cette tour infernale dont je n’arrive pas à trouver l’entrée en faisant son contour indéfiniment, de cette vague monstrueuse et rose qui nous submerge ma mère et moi alors que nous observons le balai de l’océan, sans bouger, sans parler. Des rêves étonnants, sans queue ni tête, des rêves flippants de réalisme, de ces chutes, de ces adieux, de toutes ces choses irréelles qui nous ont tiré de notre sommeil, le cœur battant à tout rompre, ne vous êtes-vous jamais demandé ce qu’ils se passeraient s’ils traversaient notre réalité ?

« Aiguille après aiguille, elle ne sait plus si elle vide la poche ou si elle la remplit de son propre sang. Peut-être s’inocule-t-elle ses propres substances, en circuit fermé. A présent qu’elle a les yeux tournés vers le ciel, c’est la voie lactée qui transite dans ses vaisseaux. C’est un fluide à la fois très plein et très vide, un gloussement de plaisir qui glisse délicatement entre la mâchoire et l’oreille. Un peu…Un peu comme si elle était amoureuse de l’univers. »

C’est au cœur de cette interrogation, parmi beaucoup d’autres, que nous entraîne Elisa Beiram dans ce roman rempli d’onirisme et de nouvelles technologies. Dans un futur proche, mais assez éloigné pour qu’on parle de 2020 en disant « vingt vingt », d’internet en mentionnant « réseau », pour que les prises électriques soient obsolètes et pour que chacun puisse « se connecter », « récolter des données », etc. Pour que certaines choses nous semblent familières (saturation des hôpitaux, laissés pour compte, migrants refoulés aux frontières) et d’autres lointaines (réalité virtuelle partout, des lieux proche du cyberpunk avec des lumières et des gadgets). L’univers de l’autrice se déploie avec subtilité, construisant sous nos yeux un monde pas si lointain couche par couche, nous parlant de pollution de l’air, d’absence du soleil sous le fog dans certaines régions, des robots qui prennent le travail des hommes, des pays qui ont engagé une répression drastique de la migration, de la Grèce que l’on a lâché, des monuments brisés que l’on cache derrière des illusions. Dans ce monde, les sociétés privées se font gentiment taper la main quand elles utilisent les données des utilisateurs à leur insu, mais les médias se nourrissent du résultat de leurs recherches. Est-ce vraiment si éloigné du nôtre ?

« Mais tout à coup, dans l’idée de la disparition du rêve, le sentiment du vide et de la perte est plus fort que celui du confort retrouvé. C’est le rêve qui l’a fait retourner à Genève et retrouver Suzie. C’est le rêve qui a fait revenir sa carrière et renaître sa confiance. C’est le rêve, enfin, qui secoue la masse inerte qu’était le cerveau de l’humanité. A faire disparaître le rêve, ne risquerait-on pas de faire disparaître le monde ? »

Malgré un pitch très intéressant, un univers remarquablement bien construit, tangible, crédible, une épidémie étrange qui nous éloigne suffisamment de la nôtre pour ne se sente pas oppressés, le roman ne plaira pas à tout le monde et cela tient en sa construction. La narration choisie rend l’ensemble extrêmement lent, avec l’impression que rien avance. En alternant une période de nuit, donc de rêve, ayant des conséquences plus ou moins grave sur le monde, et une période de jour où nos protagonistes se débattent à grand renfort d’idée plus que d’actions, tout semble rester au même stade pendant un temps infini. Mais quels sont nos protagonistes ? Nous avons, au coeur de l’intrigue : Zahid, un rêveur zéro, un des premiers à avoir fait transiter son rêve dans la réalité et à s’être enfermé dans sa conscience ; Alma, une chercheuse spécialisée dans le rêve qui travaillait justement avec Zahid en tant que patient. Ces deux personnages sont curieusement effacés, comme si travailler sur le rêve, être un rêveur lucide, ou une chercheuse passionnée par le sujet, les avait vidés de leur substance réelle. Alma est d’ailleurs tellement effacée au départ que je me suis interrogée sur sa propre existence en tant qu’être. Parce qu’évidemment le roman nous pousse à nous interroger, au détour de conversations, de réunions, d’informations, on se pose des questions. Jusqu’où s’étend notre réalité et où commence le rêve ? Sont-ils désormais indissociables ? Tout cela a bien entendu des allures de Matrix ou d’Inception. Les autres qui gravitent autour d’eux, Janis, le frère d’Alma, travaille pour une des sociétés privées agrégeant des données ; Victoire, la sœur de Zahid, se tue à la tâche à l’hôpital pour convaincre des milliers de patients que, non, ils ne sont pas en train de mourir dans les flammes, que tout ceci n’est qu’un rêve et que leurs sensations ne sont qu’illusions ; Philippe, un policier chevronné, bien décidé à ne pas se laisser prendre au jeu des services gouvernementaux et des cloisonnements entre eux pour l’empêcher de mener sa mission à bien ; et beaucoup d’autres qu’on voit par intermittence, qui apparaissent pour disparaître, tous ceux qui rêvent, etc.

Sans doute que si les protagonistes m’avaient davantage touchée, si j’avais ressenti de l’angoisse, de la nervosité, de la peur pour eux, peut-être cela m’aurait rendu Rêveur Zéro plus addictif. Au lieu de cela j’ai mis beaucoup de temps à le lire, non pas par désintérêt parce que l’histoire m’intriguait réellement, mais par manque d’entrain. Mon rythme de lecture est très impacté par ce que je ressens pour les personnages, allez savoir pourquoi ! Deuxième point qui m’a déstabilisée c’est l’absence de réponses. Bien sûr on finit par comprendre d’où vient l’épidémie, son facteur de propagation, voire même pourquoi cette épidémie existe. Mais il m’a manqué des « comment », et des « que va t-il se passer ensuite ». J’aime les fins énigmatiques ou ouvertes mais je trouvais que cela ne collait pas forcément avec ce roman. Après, bien sûr, la suite appartient aux rêveurs !

En résumé

Rêveur Zéro a ce goût étrange du « presque ». C’est presque notre monde, presque notre époque, presque nos pays. On s’y sent presque chez soi. Et ce fut presque un coup de cœur. Malgré une intrigue curieuse et sensible, emprunte d’onirisme et de poésie, autant que de technologie et de rêverie, il m’a manqué un chouïa de sensible pour que je m’y attache complètement. Malgré tout, Rêveur Zéro est une découverte envoûtante, à la frontière des genres entre science fiction et fantastique, un petit OVNI parmi la littérature de l’imaginaire.

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